14 heures. Nous garons le van devant le restaurant de Mohamed. Ici, son surnom c’est Charlot, sans doute une allusion à sa démarche devenue hésitante à la suite d'un accident de cheval.
Son fils, âgé d’une dizaine d’années, nous reconnaît et nous accueille avec un grand sourire. Nous avions pas mal discuté avec lui lors de notre première visite en 2023.
En Tunisie, lorsqu‘on revient quelques mois plus tard au même endroit ,ce n’est plus en touristes que nous sommes accueillis mais en amis.
Sur la plage, tout le monde s’affaire, surtout les hommes. Après plusieurs semaines de mauvais temps, la pêche à la crevette peut enfin reprendre. Pour ces petites embarcations la saison est courte, à peine un mois, juste avant que la mer se réchauffe et que les crevettes s’éloignent encore du rivage. Elles deviennent alors inaccessibles à ces petites embarcations et ce sont les plus gros bateaux de pêche du port de Zarsis qui raffleront la mise. Les habitants qui possèdent une combinaison de plongée iront ramasser les éponges vers Djerba.
Dans les cabanes de fortune en palmes, on contrôle les mailles des filets. Le geste est rapide et précis, les paires de mains dansent autour des fibres de plastique. Sur la plage, les barques sont remises à l’eau, les brouettes vont et viennent dans le sable tantôt chargées de filets, tantôt d’un moteur hors bord...Les jeunes viennent aider les anciens.
En fin d’après-midi, les barques quittent la plage pour jeter leurs filets à plus de 5 miles des côtes. À la tombée de la nuit, elles rentrent pour repartir vers 4 ou 5 heures du matin afin de les relever.
Il est très compliqué de filmer ici, en tout cas les visages, car qui possède une barque est vite suspecté d’aider les migrants subsahariens à quitter la Tunisie pour un autre enfer, celui des camps de Lampedusa, puis ceux de Porto Empedocle en Sicile déjà surpeuplés en septembre lors de notre passage 2023. Se faire accepter ici avec un appareil photo exige de garder une distance, de faire preuve de respect et de beaucoup parler avec les locaux. Alors, on peut espérer que quelques portes s’ouvrent et que la bienveillance remplace la méfiance dans les regards.
Nous passons une nuit bercés par le bruit des vagues. Vers 5 heures et demi du matin, le bruit des hors-bord couvre peu à peu celui des vagues. Puis, les ordres fusent. Chargés de poissons, de crevettes et d'algues, les filets sont transportés dans les brouettes qui reprennent ainsi leur ballet sur la plage, un peu plus lourdes que la veille.
Un groupe de pêcheurs installé à côté du camion extrait tout ce qui se trouve dans l’amas de fibre plastique. C’est un travail de fourmis. Plus de 5 heures à deux pour vider un filet de ses protéines. Les crevettes seront vendues à l’usine pour rembourser les crédits contractés pour acheter le matériel. Les gros poissons seront consommés en famille par le propriétaire du bateau. Ceux un peu moins gros et les seiches par celui qui ne possède que ses mains et qui est venu aider.
Je fais du café pour le groupe, je m’assois avec eux et entame la discussion qui me permet d’écrire ces lignes. À une dizaine de mètres, deux jeunes migrants attendent dignement, le sourire aux lèvres et le visage lumineux. Ahmed*, le propriétaire du bateau m’explique que l’usine ne cesse de baisser les prix d’achat. Bientôt il ne travaillera que pour rembourser le matériel et payer l’essence dont le prix a doublé depuis la fermeture de la frontière Lybienne. Il ne veut pas que je filme son visage mais au bout d’un long moment celui qui est venu prêter mains fortes, me donne cette permission. Il me montre chaque crevette en les tendant vers mon téléphone , évidemment ce n’est pas ce que je souhaite filmer.
Alors tel un cinéaste animalier j’attends qu’il m’oublie moi et mon téléphone.
Puis un homme arrive en hurlant, le ton monte rapidement entre l’individu debout et les pêcheurs. Il leur reproche d’être partis pêcher alors que les gros bateaux étaient restés au port pour protester contre la baisse des prix d’achat. Le pêcheur argumente qu’ils ont été prévenus seulement hier à 14h et que les bateaux étaient déjà à l’eau. Alors, peut-on être qualifiés de briseurs de grève quand on a une seule barque et un filet acheté à crédit ?
Je retourne faire du café et ne prends pas le risque de filmer la scène sentant que ma présence est fragilisée par la situation. Lorsque je reviens, Ahmed a mis de côté pour nous deux belles soles, des dorades et quelques mulets. Je lui dis que nous sommes deux et que c’est trop. Il me répond que nous avons un frigo et que son poisson bouge encore alors on pourra le garder plusieurs jours. J’accepte le cadeau. Puis il se tourne vers les deux jeunes subsahariens et leur dit d’aller chercher un sac. Le plus grand d’entre eux se dirige vers le container à poubelle. Je file au van pour leur en donner un. Ahmed* le remplit avec de beaux poissons.
« Il faut les aider, me dit il avec pudeur, ils sont encore plus dans la merde que nous ».
Les tous petits poissons sont donnés aux chats faméliques qui hantent la plage.
Je demande à Ahmed s’il peut nous vendre des crevettes.
- Combien t’en veux? me demande t-il .
- J’en veux pour 40 dinars et pour la quantité tu me donnes ce qui est juste pour toi .
Nous repartons avec un gros sac de crevettes fraîches extraites une à une des mailles d’un filet acheté à crédit, quelques beaux poissons mais surtout une belle leçon de vie.
Le montage sera fait à notre retour en France.
* c’est pas son vrai prénom
Comments